J'ai eu récemment une conversation avec Quibe, le célèbre illustrateur minimaliste à la ligne délicate, en réaction aux propos de Patrick Arlettaz en conférence de presse.
Le nouvel entraîneur de l'attaque du XV de France a déclaré à propos de la période difficile que traversent les Bleus que de la victoire naîtrait la confiance, qui permettrait ensuite de mettre pleinement en place notre jeu.
Or Quibe voit le cheminement dans l'autre sens. Mettons d'abord les choses en place, plaide-t-il, soyons sûrs de notre rugby, de là naîtra la confiance, pierre angulaire de la victoire.
Ce sont ici deux philosophies de jeu qui s'opposent. Quibe cite Dan Carter pour étayer son propos. Le prodige néo-zélandais prône dans son livre une éducation du rugby, une vision à long terme pour emmener des générations de All Blacks vers l'excellence, développer l'ADN du jeu avant tout. Car un jeu bien huilé amène de la certitude et crée la confiance.
La frontière entre gagner un match et le perdre peut être ténue. Comme me l'a dit Quibe, "on peut avoir raison, avoir tout bien fait et perdre, et on peut également mal jouer et gagner. Donc il faut aller chercher les certitudes et la confiance ailleurs. Ça ne garantit pas la victoire, parce que le haut niveau se joue à rien, mais tu gagneras plus souvent. Et tu auras l’esprit tranquille car tu as fait le taff [...] C’est ce que dit Dan Carter. Je pense qu’on peut accorder un peu d’attention à ce monsieur".
Certes Dan Carter mérite qu'on lui accorde toute sa part de crédit. Mais revenons à la victoire. Car c'est bien pour elle que des athlètes de tous horizons se battent tous les weekends, saison après saison.
L'idée de considérer une discipline sur le très long terme, de pérenniser la confiance et ancrer son style de jeu pour donner des certitudes aux joueurs, quel que soit le résultat, est difficilement contestable.
Mais qu'en est-il justement des fameux "résultats" ? Il est des échéances terre à terre et à très court terme pour toute équipe et tout staff d'entraîneurs. Une carrière de joueur représente une grosse dizaine d'années, une Coupe du Monde n'arrive en général qu'une ou deux fois dans une vie, si un entraîneur ne fait pas ses preuves rapidement il risque de se faire licencier, en cas de défaite les journalistes et les supporters tombent sur tout ce qui bouge... Sans parler des enjeux financiers. Qui va prendre le temps de construire une vision et une éducation sur des générations ? Parce que le rugby n'est pas injecté dès le biberon chez nous comme il l'est chez les Kiwis. Chaque génération veut son histoire et on ne peut pas les en blâmer.
Alors, la victoire avant tout ?
En France on est fiers de notre style de jeu débridé, de nos folles actions sorties de nulle part, de cette exception culturelle qui fait que, dans le rugby comme dans le reste, la France énerve et fascine tout autant... notre fameux "French flair".
En France on aime les "perdants magnifiques", on préfère ça à une machine à gagner à peine humaine qui emporte tout sur son passage. C'est sûrement notre côté latin romantique.
En France on prône le "beau jeu". On préfère perdre avec les honneurs que de gagner moche. En témoigne cette victoire (peut-on vraiment l'appeler comme ça ?) contre l’Ecosse à Murrayfield en 2e journée du Tournoi 2024. Les tweets déçus et énervés ont été pléthore sur X après ce match.
Et pourtant les joueurs et le staff avaient l'air tellement heureux, tellement satisfaits. "Une des plus belles victoires" de Greg Alldritt, nous a-t-il dit.
Patrick Arlettaz attend d'autres victoires pour continuer à construire. D'après Quibe, c'est justement cette culture de la victoire avant tout qui est à la source du problème et de notre baisse de forme actuelle. "C’est pour ça que les joueurs sont perdus dès que ça gagne plus et remettent tout en question", ajoute-t-il. Peut-être. Peut-être la défaite en quart de finale de "notre" Coupe du Monde nous a-t-elle coupé les pattes. Parce que si tu ne gagnes pas tu n'es plus rien. Vae victis. Dur fardeau à porter.
C'est le serpent qui se mord la queue. Vouloir gagner à court terme nous empêche d'embrasser une philosophie sur le long terme qui nous aiderait à davantage gagner. On commence à en avoir mal à la tête. Alors quoi ?
Peut-être les deux angles de vue ne sont-ils pas incompatibles.
La génération dorée des U20 trois fois champions du monde tend à faire entrer notre rugby dans le long terme. Nos Bleuets, avec l'envie, la candeur et le brio qui les caractérisent, tentent plein de choses, ils font une overdose de jeu magnifique à regarder. Ils mettent en place leur stratégie et gagnent en confiance. Ils s'affirment un peu plus à chaque match.
Mais la pression devient immense dès qu'ils franchissent le pas de l'équipe A. Encore une fois, il faut du résultat, tout de suite ou presque.
Peut-être pourrions-nous, au sein du XV de France, garder un peu de cette candeur. On essaie des choses, on verra bien, mais en attendant on met en place notre jeu, on resserre les liens et on s'affirme. Comme quand une équipe toute neuve s'est présentée au premier match du Tournoi 2020 face à l'Angleterre. À cette époque on ne donnait pas cher de notre peau et quel match, quel tournoi ! Mais cela suppose que tous les observateurs fassent preuve de patience à leur égard au lieu de les jeter aux fauves à la moindre méforme.
En attendant, et de façon plus pragmatique, n'oublions pas que l'on peut "gagner moche" à très court terme. Ou en tout cas se satisfaire de la victoire quelle que soit la manière d'y parvenir. Sur UN match important. Une finale par exemple. Là, oui, seule la victoire est belle. Car une finale, comme dit le proverbe, ça ne se joue pas, ça se gagne. Quoi qu'on en dise et quelles qu'en aient été les circonstances, la Coupe du Monde 2011 a été remportée par la Nouvelle-Zélande. C'est tout ce que l'Histoire retiendra. Vae victis là aussi.
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